« Remontez à bord, bordel de merde ! »

Publié le par baptiste cogitore

 

Quand un capitaine quitte son navire

Les journalistes aiment les mythes : ils produisent assez de spectacle et ont le mérite de refléter les abîmes de l'humanité. Ce mythe-ci est cruel, comme les autres, mais il est indéniablement moderne. C'est l'histoire d'un capitaine abandonnant son navire en plein naufrage. Un anti-héros, un symbole : l'antithèse des « capitaines courageux » dont on sait qu'ils restent, eux, à la barre jusqu'au dernier moment. C'est peut-être la règle de navigation la plus élémentaire de la marine, après le fameux cri : « les femmes et les enfants d'abord ». Malheur au lâche qui cherche à sauver sa propre vie sans penser d'abord à celle des passagers qu'il convoie. Celui-là a rendez-vous avec le destin ou la littérature, ce qui revient au même.

Joseph Conrad, dans Lord Jim (1900), raconte l'histoire de « l'un d'entre eux » (« one of them »). Le capitaine Jim, pris de panique en haute mer alors qu'il convoyait des pèlerins vers La Mecque, abandonna son navire en plein naufrage, sans même donner l'alerte. Heureusement, une canonnière remorqua le navire de Jim, et sauva ainsi les pèlerins d'une mort certaine. Marlow, le narrateur du roman, cherche à comprendre ce personnage hanté par sa propre lâcheté. Lord Jim ressemble fort à une enquête sur nos propres zones d'ombre, le rachat de notre faute ou de notre inconsciente abjection.

Le capitaine Francesco Schettino. Son visage bronzé et ses cheveux gominés sont apparus un peu partout dans la presse européenne depuis le naufrage du Costa-Concordia, devant l'île de Giglio, un vendredi 13 (janvier 2012). Il avait voulu, lit-on, parader tous phares allumés devant le petit port, dont l'un des membres d'équipage était originaire. On connaît la suite : trop près de la côte, le Concordia heurta un récif et se mit à prendre l'eau dangereusement. Au moment de l'évacuation des 4.000 passagers, le capitaine Schettino débarqua sur le port, et regarda son bateau couler depuis la terre ferme. « Tombé dans une chaloupe », affirme-t-il, alors qu'il comptait bien rester à bord pour coordonner les secours, au moment même où l'on apprenait qu'il y avait des victimes. Son accablante conversation avec Gregorio de Falco, de la capitainerie de Livourne, a fait un buzz : « Remontez à bord, bordel de merde ! » (« Vada a bordo, cazzo! »), lui ordonne de Falco. Entre les communautés Facebook et les T-Shirts qui se vendent, depuis, sur la Toile, la formule italienne a fait le tour du monde. Schettino a voulu sauver sa peau. Comme Jim, il a non seulement recueilli le mépris de ses pairs, mais il est aussi devenu une sorte de catalyseur médiatique, une honte nationale : « l'homme le plus haï d'Italie » (Le Figaro).

Les journaux aiment aussi les « anniversaires » et s'arrangent parfois pour faire « coïncider » l'actualité avec l'histoire. Ainsi le naufrage du Concordia« tombe » presque un siècle après celui du Titanic (14 avril 1912), que le film de James Cameron a remis dans les mémoires visuelles du grand public. Dans Diplopie,  un excellent essai sur l'iconographie du 11-Septembre, Clément Chéroux a montré comment les films hollywoodiens (Pearl Harbor en particulier) ont pu influencer le décryptage des événements de New-York. De même, la presse n'a pas manqué de comparer les deux naufrages — on aurait même retrouvé parmi les survivants du Concordia la descendante d'une victime du Titanic (RTL.be). Sauf que le capitaine du paquebot de la White-Star Line eut en Atlantique nord une toute autre conduite que le bellâtre italien. À défaut de reprocher à Schettino son manque d'héroïsme — ce qui est toujours un peu délicat —, la plupart des médias ont surtout visé son incompétence et ses fanfaronnades. En un mot : sa bêtise.

« Remontez à bord, bordel de merde ! » : on dirait un père agacé par un enfant qui refuse d'aller au lit. Dans l'enregistrement, Schettino plaide d'ailleurs piteusement : « Mais vous vous rendez compte qu’il fait nuit et qu’ici on ne voit rien ».« Remontez à bord ! » : c'est presque un projet politique, un slogan de campagne électorale, dans la même veine que le « Qu'ils s'en aillent tous ! » mélenchonien.

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À la une du journal italien Libero (droite) le 18 janvier 2012, Angela Merkel quittant à la rame le navire Europa Discordia

Le naufrage — ou plutôt la navigation, qui en est la version positive — est d'ailleurs une métaphore courante de la langue politique. Il faudrait un capitaine (le chef de l'État) et un équipage (le gouvernement) pour mener le bateau (l'État) au fil de l'eau, souvent agitée (les crises). Au lendemain des vœux présidentiels pour 2012, Le Parisien ne présentait-il pas Nicolas Sarkozy en « capitaine dans la tempête qui veut rester jusqu’au bout à la barre du bateau France » ? On pense à la réplique de Créon à Antigone, dans la pièce éponyme de Jean Anouilh (1944) : « Il faut pourtant qu'il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l'eau de toutes parts (…). L'équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu'à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, (...) pour tirer au moins leurs os de là ». Enfin, plus prosaïquement, dans une campagne présidentielle, un authentique naufrage offre une excellente matière à la « petite phrase » bien sentie. Ainsi Gérard Longuet, ministre de la Défense sur LCI trois jours après le naufrage : « Il y a des capitaines qui frôlent trop les côtes et qui conduisent leurs bateaux sur les récifs et je trouve que François Hollande côtoie et tutoie les déficits publics avec beaucoup de complaisance(…). C'est une leçon à méditer ». Méditons, donc.

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