L'ambiguë poétique de la frontière (Le temps des héros #2)

Publié le par plate-forme

 « Toute littérature est assaut contre la frontière », écrivait Franz Kafka dans son Journal.

Dans Aux frontières de l'Europe, l'écrivain et journaliste italien Paolo Rumiz raconte sa longue déambulation aux confins orientaux du continent, de Mourmansk au Péloponnèse. Par amour de l'inconnu ou par le désir de transgression auquel elle invite, « la frontière est la garantie que ce qu'il y a de l'autre côté est toujours différent », expliquait Rumiz à Libération, en avril 2011.

« L'Europe a besoin de frontières » disait dans un tout autre style un président désormais déchu, dans une vidéo à la musique haletante où défilent des images d'immigrés qu'on suppose aisément clandestins. Il y stigmatisait « l'Europe passoire », réceptacle de tous les traîne-misère : les frontières de l'Union serviraient donc d'abord à protéger « notre civilisation »...


 

Deux visions incroyablement différentes de la frontière : invite poétique au voyage vers l'inconnu pour les uns, mythique rempart contre l'étranger — et en lui l'envahisseur qu'on soupçonne — pour les autres.

En France, Julien Gracq est sans doute le meilleur représentant de la « littérature de la frontière » : ses héros s'y trouvent souvent cantonnés. Dans Lettrines, l'écrivain — par ailleurs géographe — décrivait ses personnages par cette « fiche signalétique » :

 

Lieu de naissance : non précisé.
Date de naissance : inconnue.
Nationalité : frontalière.

 

Que veut dire vivre en frontalier ? Se sentir attiré par l'inconnu et le lointain, ou protéger son identité en excluant ceux qui affichent trop visiblement leur singularité ?

Les héros gracquiens se trouvent toujours à cheval sur deux zones, tout autant mentales que géographiques. Pris dans les mailles de l'Histoire, des rivalités de nations (même imaginaires), ils se laissent atteindre par cet état de grâce somnambulique, qui consiste à attendre que l'inconnu surgisse de l'au-delà.

Dans Le Rivage des Syrtes, Aldo est affecté à une forteresse au bord de la mer qui sépare la République d'Orsenna du Farghestan ennemi. Sa fascination pour cet ennemi héréditaire, en guerre latente depuis des années, le pousse à une ultime transgression. L'aspirant Grange, du Balcon en forêt, est lui aussi cantonné dans une casemate près de la frontière belge, où il passe la « drôle de guerre » dans une rêverie poétique, en attendant l'ennemi qui ne vient pas.

Mais si la frontière est un lieu de transit, de passage et d'attente, elle peut aussi devenir destination : Tawan Arun et Joris Rühl ont réalisé un web-documentaire sensible, paru fin avril. Dans Portraits de frontières, une quinzaine de frontaliers rencontrés de part et d'autres des frontières de l'Union européenne évoquent leur quotidien, qui oscille entre Pologne, Biélorussie, Ukraine, Finlande, Russie, Grèce, Bulgarie et Turquie. Loin de la poésie des lointains, cette ligne rouge entre l'Est et l'Ouest révèle la violence coutumière aux portes de l'Union : les centres de rétention ne sont jamais loin des nouveaux rideaux de fer.

 "L'ambiguë poétique de la frontière" a paru dans le Novo n°20

À lire / à voir :
Paolo Rumiz,  Aux frontières de l'Europe, Hoëbeke (2011)

Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes (1951), Un Balcon en forêt (1958), José Corti

Tawan Arun et Joris Rühl, Portraits de frontières (2012)

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article